A la chair de ma chair

Publié le par EDG-E

Mon Alice,

Quand tu liras cette lettre, je ne serai plus là.
Tout d'abord, laisse moi te dire que je t'aime. Maman t'aime Alice, n'en doute pas.

Si je t'écris ce soir, c'est pour te demander pardon.
Pardon d'être ce que je suis.
Pardon d'avoir fait ce que j'ai fait.

Je t'ai élevée dans des valeurs qui me semblaient belles et nobles. J'avais tout faux. Je m'en rend compte aujourd'hui...
Il m'a fallu un cancer pour prendre conscience du mal que je t'ai fait. Pardonne moi!
Comme la vie est cruelle parfois... Si tu savais comme je m'en veux!
Tout en moi désormais me dégoutte.

Sûrement que l'ultime hommage que tu liras en pleurs avant ma mise en terre rappellera combien j'étais une bonne mère, combien je t'ai gâtée, combien je travaillais dur pour que tu ne manques de rien...
Sûrement qu'il mentionnera aussi mes voyages humanitaires en Afrique, mon engagement dans le commerce équitable et toutes ces choses qui font de moi un être si charitable...
Oh la gentille petite française!
La belle hypocrisie.

Je me dégoutte!

Si tu savais comme ce soir je regrette...

Ce soir Alice, j'ai pris conscience de mon arrogance de petite bourgeoise occidentale.
Avoir. Posséder. Devenir propriétaire de son petit pavillon. Avoir sa petite voiture et une vie bien rangée.  Etre bien habillée. Disposer des toutes dernières trouvailles technologiques... Voilà la conception du bonheur que je t'ai imposée.
Comme un puît sans fond je n'ai cessé d'engloutir tout ce qui se trouvait sur mon passage... ah la soif de possession! Mais le puit est resté vide Alice...désespéremment vide! Et le pire c'est que j'ai creusé en toi ce désir d'avoir, j'ai creusé tellement profond que tu es devenue une autre de ces outres qui s'ouvrent sur le Rien. Impossible à tarir!

Nous sommes des fantômes Alice. Des fantômes de nos êtres.
Nous marchons à côté de notre âme sans plus jamais pouvoir la toucher.

Pardon.
Tout est de ma faute.
J'aurais préféré ne jamais m'en rendre compte!
Satanée maladie...

J'ai si mal! Quand je pense à toi... à ce que tu vas devenir sans moi...
Te faudra-t-il être au bord de la mort toi aussi pour découvrir ce qu'est d'être en vie?

Je t'en supplie Alice, vis! Lâche prise! Ne te laisse pas tourmenter par ces ombres!
Vis et réfléchis.
Réfléchis à chacun de tes actes, à leurs conséquences sur ce monde que tu partages avec des milliards d'Autres.

Tu te rappelles de mon voyage en Ethiopie?
C'était un des plus durs. J'ai vu des choses atroces là bas.
Je me souviens, on était une vingtaine de français. Nous avons débarqué à Addis Abeba un mercredi soir pour repartir 3 semaines plus tard, la conscience apaisée. Tout juste le temps de précher la bonne parole, distribuer médicaments et préservatifs, planter quelques arbres... J'étais convaincue qu'il fallait les aider à se développer ces "pauvres".
Quelle arrogance! "le tiers monde"... les "pays sous-développés"... Que de mépris!

Vois tu Alice, ce qui se passe en Afrique est très compliqué, et la population souffre d'avantage des conséquences de la colonisation (puis de la décolonisation (partielle)) que de "sous développement". Les hommes et les femmes sont heureux quand il n'y a pas la guerre ou la famine. Je croyais les aider en leur apportant ce que ma culture qualifie de "mieux", mais en faisant cela j'ai juste méprisé leurs traditions et leurs coutumes. Je suis restée sourde à leur langage car pour moi ces Hommes ne parlaient pas. J'ai écrasé de mon despotisme idéologique une culture fragilisée par l'histoire...
Me voilà, MOI, dans toute ma charité...

Si tu savais comme je regrette d'avoir été si bête.
Javais des oeillères. La maladie me les a arrachées.
Je voudrais pouvoir te les ôter à toi aussi.

Voilà le monde que je te laisse.
Il est truffé de pièges et d'illusions. L'Homme n'est pas mauvais Alice, ne crois pas ça. Mais il se laisse berner par l'apparence.
Je t'en supplie, fais attention. Vis. Vis et réfléchis.
Sois de ceux qui construisent ce monde "raisonnable et humain".

Je t'aime.

Maman.

Publié dans I

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